L’assassinat terroriste atroce d’un professeur a déclenché en France non seulement une légitime émotion mais aussi une intense campagne orchestrée par l’État en faveur de la « laïcité ». Il reste qu’aujourd’hui la laïcité française est l’objet d’interprétations diverses, lourdes de conséquences pour l’avenir de notre société. Pour s’y repérer, je crois utile de faire un retour historique.
De la Révolution française à la loi de 1905
Tout commence avec la « mise à la disposition de la nation » des biens du clergé en novembre 1789. Ce que le peuple avait donné à l’Église devait revenir au peuple. Un décret du 7 mai 1791 reconnaissait à chacun « la liberté d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ». En juillet 1792, l’état civil était laïcisé et ouvrait ainsi la voie à une émancipation des religions. Un décret qui ne fut jamais remis en cause malgré les péripéties du XIXe siècle. Le culte fut rayé du budget en 1794 et un décret de ventôse an III (février 1795) séparait l’Église catholique de l’État. Mais on le sait, ces deux dernières mesures furent annulées par le Concordat signé en 1801 par Napoléon avec le pape Pie VII. C’est ce Concordat qui resta en vigueur jusqu’en 1905.
Les lois Jules Ferry (1881-1882) rendant l’enseignement primaire gratuite, obligatoire et laïque sont d’autant plus décisives que les décrets du 29 mars 1880 avaient interdit d’enseigner aux congrégations non autorisées. Certes, les parents pourront choisir entre écoles publiques et écoles privées mais ces dernières ne disposaient plus des subventions de l’État. Jules Ferry ne voulait pas la guerre avec l’Église mais d’autres la souhaitait. On n’oubliera pas qu’en même temps nos dirigeants républicains de la IIIe République s’appuyaient (et appuyaient) les missionnaires catholiques dans les nouvelles colonies ! Ils étaient ainsi très sourcilleux des privilèges obtenus par les missions françaises au Liban et en Palestine.
A la fin des années 1890, la tension atteignit son paroxysme. La plupart des catholiques sont anti-dreyfusards et leur projet est de fonder un État catholique. Quant au camp républicain, il entend abolir le concordat En juin 1902, le radical-socialiste Émile Combes devint président du Conseil et mène une politique très anticléricale ; il interdit en 1904 tout enseignement aux congrégations même autorisées ; ces dernières n’enseignaient-elles pas « des doctrines contre-révolutionnaires battant en brèche l’édifice républicain » ? Au début, Combes n’était pas favorable à la séparation de l’Église et de l’État : le concordat permettait en effet un contrôle de l’Église par l’État. Puis, après des incidents avec le Saint-Siège, Émile Combes comprit qu’il n’était plus possible de maintenir le concordat et il élabora un projet qui aurait inféodé l’Église à l’État en maintenant la direction/surveillance des cultes sans rien dire de la liberté de conscience et des cultes. Son projet correspondait à la gauche antireligieuse, celle du député Maurice Allard qui déclarait à l’Assemblée nationale, le 10 avril 1905 : « le christianisme est un obstacle permanent au développement social de la République et à tout progrès vers la civilisation ». Des propos que l’on entend aujourd’hui contre l’islam.
Nombre d’instituteurs qu’on appelait les « hussards noirs de la République » combattaient la foi dans leurs classes. Il est significatif qu’un enseignant, quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, se soit présenté sur une télévision, comme un hussard noir de la République ! Mais cette fois, c’est l’islam qui est visé.
Il est pourtant utile de rappeler ce que Jules Ferry déclarait au Sénat, le 11 mars 1882 : « Si un instituteur public s’oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant pour les croyances religieuses de n’importe qui, il serait aussi sévèrement et aussi rapidement réprimé que s’il avait commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre eux à des sévices coupables1 ». Tel était l’état d’esprit et l’idéal de Jules Ferry. Est-ce celui du gouvernement français en cet automne 2020 ?
Or, une commission parlementaire, composée de 33 membres2, était chargée d’examiner les divers projets d’abrogation du concordat. Elle était présidée par Ferdinand Buisson3 et son rapporteur était le socialiste Aristide Briand, alors proche de Jaurès. Dans ce climat passionné, Briand sut manoeuvrer habilement et présenta en juillet 1904, un projet modéré qui estun véritable compromis ; il donnait le canevas de la loi qui fut adoptée le 6 décembre 1905 par 181 voix contre 102.
La loi de décembre 1905
L’article 1 affirme : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Ce n’est qu’à l’article 2 que la loi proclame : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Toutes les dépenses relatives à l’exercice du culte sont donc supprimées. Comme on le voit, dans la loi qu’on qualifie toujours de Séparation, la liberté est première et cette liberté de conscience est liée à l’exercice des cultes que l’État garantit. La restriction ne porte pas que sur l’ordre public dont l’État est le gardien. Ces deux articles sont qualifiés de « Principes », ce qui en souligne l’importance. En dépit de la perception des catholiques de l’époque, la loi n’est pas une déclaration de guerre au catholicisme. Pour preuve, toute une série de mesures prévues : les dépenses liées aux services d’aumônerie dans les écoles, hospices, prisons continueront d’être assumées par l’État (article 2) ; une pension sera versée aux prêtres qui ont exercé des fonctions ecclésiastiques avant la séparation (article 11). Comme chacun sait : « les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte puis des associations appelées à les remplacées » (article 13). Églises, temples, synagogues construits avant 1905 sont donc entretenus par l’État : quel immense cadeau aux religions implantées depuis longtemps en France ! L’article prévoyait cependant : « Si, en dehors des cas de force majeure, le culte cesse d’être célébré pendant plus de six mois consécutifs », la cessation de la jouissance peut être décrétée. (Cette clause a-t-elle été jamais appliquée ? Ne pourrait-elle pas servir aujourd’hui, avec l’effondrement de la pratique catholique, à fournir des lieux de culte aux musulmans ?).
L’article 27 prévoit que les processions et manifestations extérieures aux lieux de cultes sont autorisées à condition de répondre aux règles du maintien de l’ordre. Ce qui montre bien que la loi de séparation n’a pas l’intention de renvoyer la religion dans le seul espace privé. Des amendes sont prévues pour ceux qui empêcheraient, retarderaient ou interrompraient les exercices du culte (art. 32). L’article 39 maintient l’exemption du service militaire pour les ministres du culte. Enfin, les fêtes religieuses chrétiennes sont maintenues4.
Quelles sont donc les désavantages de cette loi pour l’Église ? Elle supprime le financement de son personnel mais, en retour, elle acquiert une véritable liberté à l’égard de l’État. Un droit de réserve est requis du clergé : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe exercée à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres » le prêtre coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans (art. 35). Les prêtres ne peuvent siéger dans les conseils municipaux des communes où ils exercent leur ministère (art. 40).
Reste la création prévue par la loi d’associations cultuelles destinées à gérer les biens mobiliers et immobiliers des églises ; ce qui supposait, dans un délai d’un an, un inventaire par des agents de l’administration des Domaines en présence des représentants ecclésiastiques. Ces agents publics pouvaient exiger – ô horreur – l’ouverture des tabernacles. Les premiers inventaires suscitèrent une effervescence et des heurts parfois très violents. Il est vrai que l’intransigeant Pie X condamna, par l’encyclique Vehementer nos, le principe de la séparation, voulue unilatéralement par la France, et soutint que les députés et sénateurs l’ayant voté encouraient l’excommunication. Devenu ministre de l’Intérieur en mars 1906, le très anticlérical Georges Clemenceau décidait d’arrêter les inventaires dès lors qu’ils pouvaient engendrer des troubles.
Remarquons enfin que le mot « laïcité » n’apparaît pas dans le texte de la loi.
La loi de 1905, fondement de notre laïcité
Si les catholiques de l’époque ont réagi très violemment – « besogne criminelle », « apostasie de la foi »5 -, nous pouvons mieux, avec le recul du temps, apprécier cette loi de liberté pour tous. Non, ce n’est pas « le petit père Combes » qui est à l’origine de cette loi ; c’est le socialiste Aristide Briand, soutenu par Jean Jaurès, qui a préparé une législation d’apaisement. L’historien de la laïcité, Jean Baubérot, écrit : « La loi de Séparation possède un double caractère : elle parachève la victoire républicaine dans le conflit des « deux France », elle dépasse ce conflit par la visée d’un pacte qui puisse intégrer le catholicisme dans la laïcité française »6. La Première guerre mondiale favorisa une réconciliation autour du patriotisme, un accord fut conclu en 1924 avec le Saint-Siège et, depuis 1946, la laïcité est entrée dans la Constitution7.
A ceux qui croient encore que la loi de 1905 cantonne le religieux dans le privé, je rappelle qu’en juin 1905, durant les débats à l’Assemblée nationale, un député radical-socialiste, Charles Chabert, avait proposé un amendement interdisant le port du costume ecclésiastique en arguant que ce vêtement était un signe « d’obéissance opposé à la dignité humaine » ; cet amendement fut rejeté par 391 voix contre 184. La laïcité française impose la neutralité à l’État et à ses institutions mais nullement aux citoyens. La laïcité française n’est pas une idéologie antireligieuse ; elle se définit par un corpus de lois, décrets, arrêtés, décisions du Conseil constitutionnel, et avis du Conseil d’État. Il est sans doute utile de le rappeler aujourd’hui.
La question scolaire resta longtemps le principal terrain de lutte entre les deux France mais se dénoua en deux étapes : d’abord, la loi Debré (1959) qui, par un système de contrats avec l’État, aboutit au financement des écoles privées, principalement catholiques, fut la grande revanche des catholiques sur les « laïcs ». Ensuite, l’échec, en 1984, du projet d’Alain Savary de créer « un grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale » consacra ce financement comme s’il s’agissait d’une « liberté » conquise par les Français.
3Ferdinand Buisson (1841-1932) : ce protestant libéral s’exile pendant le Second Empire ; revenu en France dès 1870, il est en butte à une campagne menée par le parti catholique et les protestants orthodoxes. Agrégé de philosophie, il refuse de l’enseigner pour se consacrer aux enfants les plus pauvres de Paris et il crée dans le 17e arrondissement le premier orphelinat laïque. Il dirige la rédaction du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire entre 1882 et 1887. Il participe à la création de la Ligue française des droits de l’Homme.
4Remarquons que c’est la loi laïque du 8 mars 1886 qui institue le lundi de Pâques et le lundi de Pentecôte comme jours fériés !